CD, DVD : les vertus du piratage privé

La copie illégale de CD audio et de DVD vidéo, après celle des logiciels, déchaîne les passions. Celle des pirates comme celle des industriels de la musique et du cinéma.

Entre les deux, abasourdi par le vacarme et les imprécations, le consommateur peut se sentir étonnamment absent du débat. Lui qui paye sur ces supports culturels la TVA des produits de luxe, qui s’est souvent acquitté deux fois des droits d’auteur lorsqu’il a converti sa discothèque vinyle en CD, qui a investi dans des chaînes hi-fi coûteuses avant de s’équiper en ordinateur et en connexion Internet, lui qui règle une redevance sur les supports vierges représentant jusqu’à 50 % de leur prix de vente, voit aujourd’hui contestée sa liberté de copier, pour son propre usage, ce qu’il a dûment acheté.

Il en serait ainsi fini de la prudente sauvegarde d’un CD ou d’un DVD, payé entre 15 et 30 euros pièce. Finie la compilation des titres préférés. Cela au motif que la liberté du consommateur honnête ouvre la porte aux menées des pirates. Et que les activités coupables de ces derniers nuisent aux artistes en les dépouillant de leurs justes droits d’auteur. Ce raisonnement, largement propagé par les maisons de disques, appelle plusieurs commentaires.

Commençons par les faits. L’industrie du disque fonde sa stratégie, visant à supprimer le droit à la copie privée, sur les résultats des ventes mondiales de musique. Au premier semestre 2002, selon les estimations de la Recording Industry Association of America, ces dernières accusent une perte de 9,2 % en valeur et de 11,2 % en volume. Un bilan dans lequel les CD ne reculent que de 7 %, tandis que les singles chutent de 17 % et les cassettes préenregistrées de 31 %. Les Etats-Unis reculent de 6,8 % en valeur, et le Japon de 14,2 % ; l’Europe de l’Ouest perd 7,5 %. En revanche, la France, quatrième marché mondial, affiche une hausse de 5,2 % en valeur. Si l’Asie (- 15,6 % en valeur, – 20,4 % en volume) cumule les effets de la crise économique et du piratage, l’Amérique latine voit le Brésil, après une baisse en 2001, remonter au premier semestre 2002 (+ 7,1 % en valeur, + 18,7 % en volume). Le phénomène est encore plus sensible au Chili (+ 29 % en valeur). Ainsi, derrière le résultat global fortement affecté par les ventes aux Etats-Unis et au Japon (plus de 50 % du marché mondial), l’impact du piratage sur l’économie du disque se révèle très variable, suivant les pays et les années. Preuve que le développement généralisé de la gravure de CD-R (CD enregistrables) ne peut être accusé d’avoir un impact systématiquement négatif, contrairement à ce que l’industrie du disque voudrait faire accroire.


INSTRUMENT DE PROPAGANDE

Qu’en est-il, d’autre part, sur le plan culturel ? Les copies privées de CD audio participent, à l’évidence, à amplifier la diffusion de la musique, en particulier parmi les jeunes – qui n’ont que rarement les moyens financiers d’acheter tous les CD qu’ils voudraient écouter -, ainsi que dans les catégories de la société dont les revenus sont les plus modestes. Faut-il étrangler à tout prix cet accès, certes sauvage et incontrôlable, à une source de culture ? Quels seront les effets à long terme de cette fluidification de la diffusion de la musique ? Les jeunes qui s’échangent aujourd’hui des CD-R pirates ou qui téléchargent des fichiers MP3 sur Internet ne seront-ils pas, lorsqu’ils auront des revenus suffisants, des acheteurs de CD ?

Pour les artistes, le manque à gagner sur les supports de leurs œuvres ne contribue-t-il pas à remplir leurs salles de concert ? Doit-on confondre les pertes de revenus, locales et peut-être temporaires, des majors du disque avec une perte pour la société ? La pression de l’industrie de la musique, saisie d’une frayeur panique face aux nouveaux moyens que le numérique apporte à ses clients, ne peut masquer l’ensemble des dimensions d’un phénomène mondial qui favorise indéniablement l’accès à la culture de ceux qui en sont le plus privés pour des raisons économiques. Le piratage, s’il réduit les gains immédiats des industriels dans les pays d’Europe centrale, d’Asie ou d’Afrique, apporte, aux Etats-Unis en particulier, un formidable instrument de propagande culturelle.

Peut-on gagner tout de suite sur tous les tableaux ? Quant à l’avenir, enfin, la révolution du numérique n’en est encore qu’à ses prémisses. Le nombre de foyers équipés d’un ordinateur et d’un accès à Internet continue à croître rapidement. Les équations économiques d’aujourd’hui n’ont donc pas grand-chose à voir avec ce qu’elles seront demain, lorsque plusieurs milliards d’individus seront reliés, presque en permanence, à la Toile. Par rapport à la démarche du client traditionnel qui se rend dans un magasin pour acheter un CD ou un DVD, le consommateur de musique ou de cinéma à la maison des prochaines années sera entièrement différent. Aux supports physiques des œuvres, disques ou livres, s’ajouteront les flux de données délivrés par les réseaux à haut débit (câble, ADSL, satellites), qui engendreront de nouveaux modes de consommation.


Ce bouleversement technologique perturbe les pratiques commerciales bien établies et contraint tous les éditeurs, de musique, de films, mais aussi de livres ou de journaux, à inventer de nouveaux modes de diffusion. Qu’ils rechignent à le faire et préfèrent tenter de préserver le plus longtemps possible une situation établie et rentable est compréhensible, mais aussi révélateur d’un conservatisme frileux. Cela ne justifie en rien que l’ensemble de la société se mobilise pour défendre des intérêts financiers corporatistes. La cause serait d’ailleurs vaine, car irréaliste, tout comme les sommes astronomiques investies par l’industrie du disque dans les systèmes de protection contre la copie des œuvres enregistrées. Si elles étaient affectées aux recherches sur des innovations intégrant les énormes possibilités offertes par le numérique, ces sommes se révéleraient certainement plus profitables, à moyen et à long terme.

Avant de penser à pénaliser leurs clients, les éditeurs pourraient faire preuve d’imagination ou d’un minimum de sens commun. Comment justifier, par exemple, que le prix du dernier double CD audio de Johnny Halliday, A la vie, à la mort, soit de 23,43 euros pour 97 minutes de musique, lorsque les 107 minutes du DVD Astérix et Obélix sont proposées à 20 euros ? Sans parler des CD audio single, premières victimes du piratage, proposant deux chansons pour 5 euros ! Si les maisons de disques commencent à admettre que ces prix sont excessifs, en éditant des séries plus économiques de CD audio récents à 9 euros, comme Proxima estacion Esperanza, de Manu Chao, c’est sans doute à cause de la pression du piratage. Dans ce secteur, en effet, pas de concurrence de produits asiatiques pour pousser les prix à la baisse : cinq entreprises détiennent plus de 70 % du marché mondial.

Ainsi, la condamnation du piratage doit certainement tenir compte de multiples facteurs et ne pas franchir certaines limites. En particulier celle de la pénalisation du consommateur, qui paye son produit et désire en effectuer une copie à usage privé sur un support dont le prix intègre une redevance pour droits d’auteur. Parallèlement, la sanction du piratage commercial, qui tire un profit financier de la copie illégale, doit être sans merci. Entre les deux, la répression des pratiques d’échange gratuit entre individus semble à la fois techniquement improbable et contre-productive. Une redevance modérée sur les abonnements aux connexions Internet pourrait constituer une extension de celle qui s’applique aux supports vierges. L’explosion du nombre des internautes compenserait alors en partie les baisses de ventes. Et la tolérance d’une dose de « piratage privé » favoriserait la diffusion de la culture musicale dont la société, mais également l’industrie du disque, ne pourrait, à terme, que tirer profit.

[source – lemonde.fr]