Un projet de loi du gouvernement prévoit de légitimer les dispositifs empêchant de graver.
Graver ses propres compilations à partir de ses CD, extraire son morceau favori d’un disque pour l’écouter sur son ordinateur ou encore dupliquer un DVD pour en disposer à la fois chez soi et dans sa maison de campagne : autant de pratiques très répandues, et parfaitement légales, que le gouvernement s’apprête à proscrire de fait. Le ministère de la Culture met en effet la dernière main à un texte qui donne un tour de vis sévère à la copie privée. L’avant-projet de loi «relatif au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information», que Libération s’est procuré (1), légitime les dispositifs techniques installés par les éditeurs et les producteurs sur les CD et DVD pour en limiter la duplication. Surtout, il interdit de les faire sauter, menaçant ainsi directement la copie privée.
Redevance. Car, en France, si le piratage est interdit, la copie privée est bien légale, sous forme d’une exception au droit d’auteur, définie par la loi Lang de 1985. Tout un chacun peut dupliquer à l’infini ses propres disques ou ses films, s’il le désire, du moment qu’il le fait pour son propre usage, dans un cadre privé et, bien sûr, sans en tirer aucun profit. Une possibilité destinée à favoriser l’accès de tous à la culture et compensée par une redevance prélevée sur les supports matériels utilisés pour la copie. Ainsi, sur chaque CD vierge vendu, un peu plus de 56 centimes d’euro sont reversés aux auteurs, aux producteurs et aux interprètes. La manne collectée représente une jolie somme : 95,3 millions d’euros en 2001.
Officiellement bien sûr, le projet de loi n’interdit pas la copie privée. Mieux: le texte prévoit une nouvelle exception au droit d’auteur, à destination des handicapés. Objectif : «Assurer que des formats adaptés pourront être réalisés et mis à la disposition de handicapés grâce au travail réalisé par des organismes divers, associations ou bibliothèques publiques», lit-on dans l’exposé des motifs. Autrement dit : des associations spécialisées auront le droit de copier et de modifier disques, CD-Rom, films ou livres électroniques pour les rendre accessibles aux malvoyants ou aux sourds.
Contrefaçon. Là où le projet coince, c’est qu’il légitime les «mesures techniques», autrement dit les dispositifs anticopie, utilisés par les producteurs et les éditeurs pour empêcher le piratage, et au passage brider la copie privée. Côté musique, cela fait quelque temps que les majors ont commencé : des centaines de CD incopiables sont aujourd’hui dans les bacs. Le dernier Céline Dion, pour ne citer que celui-ci, est équipé en Europe de la technologie Key2Audio de Sony. Il est illisible sur un ordinateur, PC ou Mac, et rend impossible la duplication d’un exemplaire pour l’écouter en voiture ou l’extraction d’une piste vers un baladeur numérique. Mauvaise surprise pour les acheteurs, on s’en doute. Cette pratique frise l’illégalité jusqu’à ce jour.
Avec le projet du gouvernement, non seulement ce bidouillage anticopie est légalisé, mais il est inutile d’espérer faire sauter le dispositif grâce à un de ces logiciels ad hoc qu’on peut trouver sur l’Internet : désormais, il serait interdit de «porter atteinte», de «fabriquer, [d’]importer ou [de] mettre à disposition», et même de «diffuser une publicité» ou de «faire connaître» tout moyen de faire sauter les dispositifs anticopie. Il s’agit d’un délit de contrefaçon, de piratage, donc, puni comme tel jusqu’à deux ans de prison et 150 000 euros d’amende.
Le projet de loi ne répond pas à une question importante : comment exercer son droit à la copie privée si disques et films sont verrouillés et que la loi interdit de les déverrouiller ? «Si ces mesures techniques devaient s’étendre à l’infini, on verrait disparaître la copie privée», estime Julien Dourgnon, responsable du dossier à l’association de consommateurs UFC-Que choisir. Au passage, c’est tout l’équilibre de la loi sur la copie privée qui est remis en cause : pourquoi accepter de payer une redevance sur les supports vierges si on ne peut plus dupliquer ses disques ? On attend avec impatience la réaction des sociétés d’auteurs, qui perçoivent la redevance.
Le projet de loi prévoit tout de même un recours : si quiconque se sent lésé, il peut toujours se tourner vers un tribunal. «Mais si le recours n’est pas simple, on le sait, les consommateurs ne le feront jamais», déplore Julien Dourgnon. «Cela m’étonnerait qu’un juge devant lequel quelqu’un tente de faire valoir l’exception pour copie privée lui donne raison», indique un avocat spécialisé en propriété intellectuelle.
Ubuesque. Cette loi n’est pas une invention française : elle est la transposition d’une directive européenne de 2001. Et les Etats-Unis disposent d’un arsenal législatif identique, depuis 1998. Depuis son adoption, la polémique n’a d’ailleurs pas cessé outre-Atlantique. Des consommateurs ont porté plainte parce qu’ils ne pouvaient pas lire le disque qu’ils avaient acheté sur leur ordinateur. Un chercheur en informatique a été menacé de procès par les «majors» parce qu’il avait osé se pencher, dans le cadre de son travail, sur les verrous logiciels installés sur les disques. Un activiste a perdu un procès parce qu’il avait mis à disposition sur le Web la méthode pour lire un DVD sur un ordinateur équipé du système d’exploitation Linux. Un nombre grandissant de voix critiquent les excès de la loi. A tel point que deux sénateurs, le démocrate Rick Boucher et le républicain John Doolittle, ont déposé une proposition de loi pour faire cesser cette situation qui «nuit gravement aux droits élémentaires des consommateurs qui ont acheté en bonne et due forme de la musique».
(1) La mouture que nous avons pu étudier est un document de travail qui sera présenté demain pour avis au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. On peut le consulter à cette